Portugal 1974 : la Révolution des Œillets

Le 25 avril 1974, le régime fasciste portugais fut renversé par un coup d’Etat organisé par de jeunes officiers radicaux et des soldats du rang du Mouvement des forces armées (MFA). Il s’ensuivit une période révolutionnaire de plusieurs mois.

Article paru dans l’Egalité n°107

En une journée le régime militaire, mis en place 50 ans plus tôt par Salazar, est déposé. Les deux principales villes du pays – Lisbonne et Porto – sont libérées et les principaux hommes du régime en fuite ou arrêtés. Des dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes descendent dans les rues afin de fêter la fin du régime et les scènes de fraternisation avec les militaires, qui portaient un œillet dans le canon de leur fusil, se multiplient. Dans les colonies, les troupes stoppent les combats. Un gouvernement provisoire (Junte de salut national) est formé, dès le 26 avril, sous la férule du Général Spinola, associant les dirigeants du Parti populaire démocratique (PPD), de droite modérée, et des partis de gauches, qui étaient jusqu’alors clandestins : le Parti socialiste (PSP), le Parti communiste (PCP) et le Mouvement démocratique populaire (MDP).

Les raisons de la chute du régime

Le Portugal est à l’époque un pays colonial, qui «posséde» l’Angola, le Mozambique et la Guinée-Bissau. La colonisation avait permis à une classe de propriétaires terriens portugais de s’enrichir. Mais depuis le début des années 1960, ces pays colonisés mènent une guerre de libération nationale contre les occupants portugais. La guerre draine alors 40% du budget de l’Etat et plus de 70% des troupes sont envoyées dans le bourbier colonial. Parallèlement, le Portugal, reste pour la très grande majorité de ses habitants un pays pauvre : les grandes propriétés agricoles du sud du Portugal sont totalement négligées et les petites exploitations du nord inefficace. La crise économique fest renforcée par le premier choc pétrolier de 1973. Les désertions se multiplient et l’émigration vers les autres pays d’Europe de l’ouest esr importante entraînant un déclin démographique.

Face à cela, les travailleurs continuent de se battre dans la clandestinité, en s’organisant dans différents partis. Et régulièrement des luttes éclatent malgré la répression : luttes étudiantes en 1968 et janvier 1971, lutte des employés de banques en juillet 1971. En 1973, 40 grèves importantes ont lieu, qui touchent les entreprises étrangères, comme Grundig ou ITT. La pression de la rue oblige les dirigeants à lâcher du lest en proposant des mesures «cosmétiques». En 1970, une intersyndicale est créée. Dans un premier temps tolérée, elle est reprise en mains par le régime, les leaders syndicalistes arrêtés et remplacés par des hommes à la solde du gouvernement. L’intersyndicale continue une activité clandestine. Finalement, c’est de l’armée que vient le coup fatal contre le régime.

1974 – 1975 : une situation révolutionnaire

Les relations au sein du gouvernement provisoire se détériore rapidement. Le général Spinola et la droite souhaitent conserver une domination indirecte sur les colonies via des dirigeants de mouvements locaux à la solde du Portugal – néo-colonialisme – alors que les officiers du MFA et des partis de gauches souhaitent remettre le pouvoir au mains des mouvements de libération nationale afin d’arrêter la guerre.

Mais c’est dans la rue, dans les quartiers et les entreprises que les événements les plus intéressants se déroulent : dans les usines, les directeurs et les cadres associés au pouvoir fasciste sont virés. A la place des comités de travailleurs élus se mettent en place pour organiser le travail. En juin, une vague de grèves contre les bas salaires et pour l’amélioration des conditions de travail déferle sur le pays. Le gouvernement condamne la grève et envoie la police pour la briser. La grande bourgeoisie, qui commence sérieusement à avoir peur pour ses privilèges et ses intérêts, décide de mettre fin à cette agitation populaire. Deux coups d’Etat le 28 septembre 1974 et le 11 mars 1975 tentent de donner les pleins pouvoirs à Spinola. Mais ces tentatives sont des échecs. La base de l’armée, sous-officiers et soldats, fera à chaque fois obstacle, et des milliers de travailleurs s’y opposeront. Les tentatives de coups d’Etat totalement discréditent la droite «modérée». Les syndicats occupent les sièges des banques qui ont soutenu les putschistes et forcent le gouvernement à les nationaliser. En quelques semaines plus de 50% de l’industrie est nationalisée !

Le 25 avril 1975 se déroulent les premières élections : 38% des voix pour le Parti socialiste, 26,5% pour le PPD, 12,5% pour le Parti communiste, et les organisations révolutionnaires (maoïstes, trotskistes) se partagent 8%. Mais ces résultats ne reflètent pas l’ampleur de la radicalisation sociale : plus de 300 firmes sont dirigées par des commissions de travailleurs élues. Des comités de quartiers, de locataires fleurissent partout. Le MFA se radicalise, et sa majorité de gauche soutient ces initiatives. Des manifestations contre l’OTAN, le chômage, pour le contrôle ouvrier sur les entreprises réunissent plusieurs dizaines de milliers de personnes. La police ne fonctionne quasiment plus, la bourgeoisie ne contrôle plus les médias : Republica, l’un des principaux quotidiens de Lisbonne, et Renascensa, une radio qui appartenait à l’Eglise, sont dirigées par des comités de travailleurs proches de la gauche révolutionnaire.

Les divisions au sein du gouvernement s’accentuent. Le PS s’oppose de plus en plus au PC et aux initiatives populaires. Le MFA riposte en proposant de regrouper les comités de travailleurs d’entreprises, les comités de quartiers avec les délégués de casernes pour former une assemblée populaire commune. Le PS et la bourgeoisie dénoncent une «manœuvre totalitaire». Le 10 juillet, le PS et le PPD quittent le gouvernement.

Durant l’été, la droite repasse à l’offensive. Dans le nord du pays, traditionnellement plus conservatrice, l’Eglise mène une campagne anticommuniste, qui se traduit par la mise à sac et l’incendie de locaux du PC et de l’extrême gauche. Le PS organise des meetings dans les grandes villes pour dénoncer la «dictature communiste». Au sein du MFA, les soldats de droite modérés ou proches du PS se regroupent pour s’opposer à la direction proche du PC. Par ailleurs, un nouveau mouvement de soldats se crée : «Soldats Unis Vaincront» qui s’engage à fond dans la perspective du pouvoir populaire.

Le 25 août 1975, à l’initiative de l’extrême gauche, suivi par le PC, 100.000 personnes défilent à Lisbonne. Cette manifestation unitaire ne permet cependant pas de dépasser les divergences au sein des partis et organisations de gauche et d’extrême gauche. Petit à petit, le gouvernement PC est de plus en plus isolé.

La bourgeoisie reprend le dessus

Le 25 novembre 1975, la droite reprend l’offensive. Des officiers «modérés», exploitent les faiblesses de la gauche. Ils imposent un Etat d’urgence et envoient les troupes remettre de l’ordre dans la capitale. Les officiers radicaux rechignent à l’affrontement et le PC préfère négocier. Les régiments les plus à gauche sont désarmés. La plupart des entreprises nationalisées sont rendues par le PS et la droite «modérée» à leurs propriétaires, les médias sont repris en mains, les comités de travailleurs vidés de tout pouvoir, les syndicats affaiblis et les salaires rebaissés !

Cette période révolutionnaire a montré à quel point les travailleurs peuvent prendre en mains le contrôle de la société et de l’économie afin de la réorganiser sur des bases socialistes. Mais elle a montré aussi à quel point l’absence d’un parti de masse révolutionnaire unifiant tous les travailleurs et d’un programme clair afin de concrétiser la révolution pouvait désarmer le peuple face aux manœuvres de la bourgeoisie et de ses alliés.

Par Yann Venier